Sans conteste, la pandémie de COVID 19, qui débuta en Europe au début de l’année 2020, a été une rupture historique majeure détruisant définitivement toutes les idéologies et systèmes de pensée encore présents pour leur substituer, sous différents oripeaux, le néant pur et simple.
Je m’explique : la pandémie, qui certes n’a pas été comparable à la peste noire dans son intensité comme dans le nombre de ses victimes, a été déniée par une importante minorité, refusant de voir la réalité des masques chirurgicaux portés par des populations diverses sous toutes les latitudes et sur tous les continents. Cette frange a refusé de voir qu’européens, asiatiques, arabes, africains, occidentaux et orientaux étaient logés à la même enseigne par un petit virus échappant à nos catégories antérieures et à notre arrogance de pensée. Et cette vulnérabilité similaire de tous les humains ne faisait que confirmer une réalité similaire et mondialisée de toutes et de tous qui, au fil des générations, par la généralisation des smartphones, l’uniformisation des modes et des soifs de consommation, a réellement nivelé toutes les anciennes aires civilisationnelles pour faire apparaître la figure d’un individu umain devenant un clone de toutes et de tous et une marionnette aliénée dans un monde de plus en plus mimétique qui fait de la seule recherche du profit, du pouvoir, de l’exploitation de l’autre et de la nature et du développement exponentiel de technologies énergivores et le plus souvent asservissantes les seuls buts de l’existence humaine dans un monde où l’indifférence se répand.
Et cette pandémie, en faisant de l’autre – en réalité de mon semblable – un contaminateur susceptible de m’infecter, ou, à l’inverse, ce qui revient au même, un esclave masqué détruisant ma liberté, a fait insidieusement de l’un pour l’autre un ennemi à abattre.
Ainsi s’explique la terrible guerre fratricide russo-ukrainienne, certes en germe depuis longtemps dans une Russie poutinienne nostalgique de son passé impérialiste comme dans l’arrogance américaine qui s’était, à tort, imaginé avoir, au début des années 90, gagné la guerre froide lors de la chute du communisme en Europe. Mais la mèche qui a allumé ce redoutable incendie réside bien dans une montée généralisée des antagonismes et des rivalités mimétiques d’individus et de groupes humains se copiant les uns les autres, comme l’explique si bien René Girard dans toute son œuvre, de Mensonge romantique et Vérité romanesque àAchever Clausewitz.
Plus que jamais, la liberté d’esprit exige aujourd’hui de se défaire des idéologies antagonistes droite-gauche, puis mondialistes-nationalistes qui sont toutes marquées d’incohérences car elles refusent d’aller à la racine de notre perte de sens spirituel et d’articuler réellement toute pratique politique avec les exigences de l’amour, de la vérité, de la justice et de la paix indissociablement liés comme le proclame le Psaume biblique 84 (ou 85). L’affadissement de la foi évangélique pascale comme le repli sur des positions identitaires moralisantes ne permet plus à la plupart de ceux qui se disent encore chrétiens de maîtriser, faute d’une foi à la fois forte et généreuse envers les autres, ce déchaînement de passions démoniaques comme le révèle trop bien le conflit fratricide inter-orthodoxe russo-ukrainien, mais encore aussi les différents positionnements politiques des catholiques lors des élections présidentielles de 2022.
Norbert CALDERARO
25/04/2022
Dans son livre, paru en 1961, Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard cite le passage suivant de Crime et châtiment où Fiodor Dostoïevski évoque son personnage Raskolnikov:
Il lui semblait voir le monde entier désolé par un fléau terrible et sans précédent, qui, venu du fond de l’Asie, s’était abattu sur l’Europe. Tous devaient périr, sauf quelques rares élus. Des trichines microscopiques, d’une espèce inconnue jusque-là, s’introduisaient dans l’organisme humain. Mais ces corpuscules étaient des esprits doués d’intelligence et de volonté. Les individus qui en étaient infectés devenaient à l’instant même déséquilibrés et fous. Toutefois, chose étrange, jamais les hommes ne s’étaient crus aussi sages, aussi sûrs de posséder la vérité. Jamais ils n’avaient eu pareille confiance en l’infaillibilité de leurs jugements, de leurs théories scientifiques, de leurs principes moraux…Tous étaient en proie à l’angoisse et hors d’état de se comprendre les uns les autres. Chacun cependant croyait être seul à posséder la vérité et se désolait en considérant ses semblables. Chacun, à cette vue, se frappait la poitrine, se tordait les mains et pleurait… Ils ne pouvaient s’entendre sur les sanctions à prendre, sur le bien et le mal et ne savaient qui condamner ou absoudre. Ils s’entretuaient dans une sorte de fureur absurde.
René Girard précise alors :
Cette maladie est contagieuse et pourtant elle isole les individus ; elle les jette les uns contre les autres. Chacun se croit seul à posséder la vérité et chacun se désole en considérant ses voisins. Chacun condamne et absout selon sa propre loi. Aucun de ces symptômes ne nous est inconnu. C’est la maladie ontologique parvenue à son paroxysme qui suscite cette orgie de destruction. Le langage rassurant de la médecine microbienne et de la technologie débouche sur l’Apocalypse.