Polis, Investigación y análisis sociopolítico y psicosocilal, nueva época, volumen 3´, número 2, segundo semestre 2007. Universidad Autónoma Metropolitana Unidad Iztapalapa, México.

Entretien avec Monsieur André De Peretti, réalisé par Cristina Fuentes, Mexico, à propos de sa thèse en cours d’écriture « Y a-t’il une formation baroque dans les cybercafés populaires au Mexique ? »

Remerciements à ma fille et à Mariana Castañeda, à Silvia Otalora et à Constanza Prado qui m’ont aidés à faire la transcription de l’entretien.

 

La formación barroque en México, entrevista con M. André De Perreti  realizada por Ma Cristina Fuentes, estudiante del doctorado en cotutela entre Paris III y la UAEM.

*Apoyó en la transcripción de la grabación: Mariana Castañeda y Silvia Otalora y Constanza Prado.

 

Cristina Fuentes, L’entretien qui est présenté par la suite n’est autre que la réponse que M. André De Peretti m’a aimablement concédée au sujet de mon thème de recherche doctoral “Le cybercafé populaire dans la ville de Mexico”. Celle-ci eut lieu suite à la demande de mon directeur de thèse en France, Pr Michel Bernard (Paris III), dans le but de débattre sur le concept de formation baroque ébauché par M De Peretti depuis quelques années et formulé comme l’une des découvertes de ma recherche.

La demande d’entretien fut effectuée au cours du mois de février de l’année en cours, après avoir réalisé la présentation des résultats de recherche face au comité binational réuni pour l’occasion en France, en accord aux exigences de la cotutelle entre les deux institutions universitaires qui régissent ce doctorat en éducation en cotutelle (UAEM - Université Autonome de l’État de Morelos - et Paris III La Sorbonne Nouvelle)

Les résultats de la recherche présentée à M. De Peretti reposent sur la construction du travail de ma thèse qui pose le cybercafé populaire comme une réponse baroque à l’utilisation des distances ainsi qu’à l’existence d’une formation non conventionnelle, peut-être également baroque…

Les résultats présentés furent recueillis dans 17 cybercafés de la délégation d’Iztapalapa de la ville de Mexico, à partir de la réalisation de nombreux entretiens informels, de 5 entrevues semi-ouvertes à des usagers et 5 à des opérateurs au cours d’un travail sur le terrain qui fut mené en trois étapes, de 2002 à 2005, et qui sont les suivantes :

Þ           L’on découvrit que le cybercafé n’est pas ce qu’il offre vraiment. Dans la majorité des cas, on ne trouvait pas de café et bien souvent même pas de connexion à Internet ; il existait néanmoins une rencontre autour de la machine. Cette simulation opérait alors comme une réponse de l’ethos baroque qui rendait plus vivable la réalité de jeunes dépourvus de ressources et sans connexion.

Þ          L’on trouva également une grande variété dans les formes des cybercafés populaires : le cybercafé type école maternelle peint aux couleurs pastel et avec des règles accrochées au mur du type ne pas fumer, ne pas manger, ne pas consulter les pages interdites ; le cybercafé politique EZLNN.d.t. ; le cybercafé commercial du centre historique d’Iztapalapa ; le cybercafé du type « boîte » pour les jeunes ; le cybercafé genre petite épicerie et point de réunion des adolescents ainsi que vente de bonbons ; le cybercafé familial pour les voisins ; le cybercafé type centre ou atelier de services avec vente de produits pour ordinateurs, etc.

Chacun d’entre d’eux disposait d’un décor particulier tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Y coexistent des autels pour les Saints Protecteurs avec des dessins digitaux de cyborgs, des néons lumineux avec des murs aux dessins psychadéliques, etc. Tout cela dépendait de ce que bien souvent l’opérateur prétendait offrir.

Þ          L’on découvrit également l’existence d’un axe d’appropriation de la technologie dépendant du projet personnel de l’usager où sont reliés l’existentiel et le technologique.

Cet axe fut qualifié de formation baroque à cause de cette double présence : d’une part, le jeune va au cybercafé, dans le seul but de se retrouver dans une scène juvénile symbolique afin de ne pas se sentir seul ou se retrouver avec les autres usagers ou les opérateurs du fait qu’il se sente bien, pour jouer ou parler en se servant de l’ordinateur comme un prétexte. C’est-à-dire qu’il trouve un endroit pour cohabiter avec les autres avec qui il partage quelque chose, situation qui est loin d’être la moins importante ou, d’autre part, comme ceux qui arrivent avec un projet personnel d’appropriation technologique dans le but d’utiliser celle-ci pour contacter leurs parents aux Etats-Unis ou pour faire un devoir pour lequel ils doivent télécharger un traducteur dans l’ordinateur du cybercafé.

On a pu voir que dans bien des cas l’opérateur est un véritable autodidacte qui enseigne, instruit ou accompagne les usagers dans le but de gérer différentes situations, comme un professeur ou un ami ou quelqu’un en qui l’on peut faire confiance et avec qui l’on peut partager, à partir de l’antécédent que représente la technologie comme symbole en commun.

On trouva donc une ambiance de coopération et d’apprentissage entre les propres usagers, tant de manière présente que virtuellement, où les usagers pratiquaient et expérimentaient comme des apprentis et avec les autres.

Dans beaucoup de cas, l’on a pu observer qu’il existe une ambiance familière et sans façon et où des relations affectives créent des liens sociaux.

 

André de Peretti. Il y a beaucoup des choses dans ce que vous dites, qui me parlent et qui m'invitent à vous proposer plusieurs lignes de réflexion.

 

La première ligne de réflexion part d'abord du fait que nous sommes dans une époque néo-baroque. Or, cette époque peut avoir un retentissement, une vitalité particulière au Mexique, en raison des quantités de souvenirs historiques baroques et de la richesse du peuple mexicain. C'est une première considération sur ce qu’est le baroque. Le baroque est d'abord la manifestation d’une exubérance créatrice, la réalité de quelque chose qui est de plus en plus en écho, en résonance avec la Nature : parce qu'il n'y a plus simplement de monde droit ou géométrique. Il y a, au contraire, l’opportunité d’une symbolisation de la végétation, d’une symbolisation, dans les formes de la vie, de la Nature. Il y a donc une approche qui est très liée aussi à ce mouvement tout récent qu’est I'écologie, active au niveau mondial.

En même temps, la réalité baroque est une réalité féconde, dans la conceptualisation des idées, des propos, dans la rencontre des différences. C'est une époque qui accepte que les réalités soient hétérogènes, de plus en plus hétérogènes. Mais, par conséquent, par rapport à cette hétérogénéité, le problème n'est pas de les homogénéiser à un niveau qui soit bas, à un niveau qui soit « macdonaliste » (de Macdonald’s), « bluejeaniste » et « cocaoliste » mais qui soit à un niveau contraire de diversité.

Il y a des savoirs, des connaissances, des créations et de hybridations de réalités complètement différentes qu'on ne doit plus laisser séparées. Il y a une créativité nouvelle résultant de ces inter fécondations, de ces interactions créatives dans lesquelles les diversités ne sont pas écrasées mais épanouies et renforcées. J’ai toujours eu le sentiment d’être attiré et aidé par chaque personne qui va au maximum d'elle-même parce que, c'est au maximum de sa personnalité qu’elle-même, dans ses valeurs, dans ses idées, dans ses ressources spirituelles et religieuses originales, rencontre et aide les autres, et non pas en regrettant les autres ou en se refermant sur ses propres idées.

L'ouverture à la réalité de soi-même, du soi-même confiant dans les autres et confiant que, comme le disait le philosophe juif Martin Buber, qui nous a beaucoup aidés par rapport aux conceptions ouvertes des relations entre les religions et les peuples, il ne s'agit pas de faire avec autrui des relations du genre « Je et cela », mais plutôt de « Je et tu » , « Je et toi » , « Moi et toi ». C’est une relation dans laquelle on est davantage soi parce qu’on est avec I'autre, qui est davantage lui, parce qu'on reconnaît en lui davantage d'authenticité. Là, je retrouve également les idées d'un ami très cher, Carl Rogers, qui aimait beaucoup le Mexique où il venait souvent et où une grande partie des gens de l'Université de Mexico le connaissent comme l’auteur d’une « approche centrée sur la personne de l’autre ».

Mais, je prends aussi, une autre ligne, un autre chemin, également par rapport à tout cet esprit baroque, sans en sortir complètement. Je pense qu’il y a un coté baroque qui est mexicain comme accent : c’est celui de la pensée de Ivan Illich.

Nous avons mal traduit en français le titre de son livre « Deschooling Society » : la société déscolarisée, par  « la société sans école ». Ce n'est pas la même chose. Dans son projet de nouvelles institutions, il désirait qu'il y ait des lieux multiples de rencontre, des lieux dans lesquels soient offerts librement des moyens d'apprendre, des moyens de connaître, des moyens d'avoir de I'information. Il préconisait également l’organisation de lieux dans lesquels les gens pourraient trouver des accompagnateurs compétents pour effectuer des recherches individuelles et personnelles. Il y avait enfin un quatrième lieu de service en vue de faciliter la rencontre entre pairs, ou entre demandeurs et experts. Cela est bien, il me semble, un peu ce qui s'effectue dans un cybercafé. Ce n'est pas gratuit que cela ait été pensé au Mexique, à Cuernavaca…

Mais j'ai rencontré Ivan Illich en Belgique et nous nous sommes beaucoup concerté ensemble, pendant une journée, avant de travailler avec 150 chefs d'établissement scolaires. Ivan Illich a commencé par leur parler du Xlle siècle, où il voyait les bases des réponses à nos questions à propos de nos élèves du XXe siècle et du XXle siècle.

Il leur a montré qu'au Xlle siècle est apparue une nouvelle manière originale d'organiser des messages écrits. Jusque là, les manuscrits étaient écrits d'une manière continue, terne, sans organisation. Brusquement, on y a mis des paragraphes, on y a mis des « onciales »[i], des majuscules décoratives, on y a mis des dessins, on y a mis de l’organisation rationnelle, on y a mis de la lisibilité, pas simplement par géométrie mais par des illustrations signifiantes, des encadrements. Il disait, après avoir parlé de tout cela : eh bien, nous sommes dans une époque analogue avec ce que I'informatique nous apporte.

On va, à nouveau, avoir recours à des savoirs qui vont être réorganisés et réorganisés, alors, avec le terme employé maintenant, que nous avons beaucoup développé dans le milieu scientifique et actuellement en recherche de pointe, qui est le mot de reliance.

On dit souvent que nous sortons de I'utilisation d'une logique coupante, séparative, qui était celle de la pensée du XIXe siècle, dans laquelle, on s'occupait de distinguer et de classifier avec Linné, avec Darwin, avec tout le monde, on classifiait aussi avec la préhistoire. Et maintenant, on relie car au plus haut niveau on numérise et on condense. Au XIXe siècle la cinématique, I'électricité, la physique, la chimie se sont développées en se distinguant, en se séparant. Mais actuellement, il n'est plus question de séparation entre les disciples et les sciences, il est question de physique de I'espace, d'astrophysique, de I'astrophysiochimie. De même en biologie, la microbiologie est à la fois liée à toutes les études sur le plus complexe au plus profond de la physique, de la chimie, de la statistique, des sciences humaines et de tous les aspects de nos neurosciences. Il y a une conjonction nécessaire des sciences dans l’abord de la complexité. Et c'est donc la notion de reliance que nous devons réaffirmer car, il ne s'agit plus d'avoir une logique coupante, il faut avoir une logique de reliance. Ceci veut dire que, pour les choses hétérogènes ou séparées, il faut patiemment chercher comment les réunir. C'est, actuellement, tout le projet de la pensée complexe qui cherche à penser la complexité.

Or justement, il y a un certain symbolisme, pratique en même temps que théorique, du côté de vos cybercafés, dans la mesure où ils vont avoir la capacité de mise en relation des personnes et des savoirs, facilitée par une puissance et une originalité de recherche, avec une multiplicité de choix possibles, de plus en plus fins, de plus en plus complexes, grâce à des logiciels. Les données, les adresses, les « menus » seront de plus en plus scrutés, grâce à des moteurs de recherche de plus en plus adaptés, de plus en plus simples et, en même temps, plus efficaces, pour aborder la complexité, au plus profond, pour permettre des reliances, des associations et des métissages fondamentaux.

Parce que, effectivement, d'une part, la grande nouveauté, au niveau de la biologie, c'est la forte stabilité acquise par les réalités biologiques métissées. De même que la personne la plus en pointe dans la recherche, la plus « prixnobelisable » dans une discipline donnée, ne maîtrisera pas la totalité même de la discipline pointue sur laquelle elle travaille, a fortiori, il n’est possible à aucune personne d’absorber, avec clarté, la totalité des savoirs, des connaissances. L'énormité arborescente de toutes les disciplines, de toutes les hétérogénéités scientifiques, des recherches, de la pensée, qui s’établit, font que nous sommes en train de vivre I'émergence, dans la nuit violente des naissances, d'une nouvelle civilisation, d'une nouvelle Renaissances, d'une nouvelle Renaissance baroque.

Car toutes les choses sont en effervescences, et nous assistons à l’accélération, à la sur-accélération même du changement de tous les phénomènes, de tous les processus, de tous les ordres de grandeur et de complexité. En même temps, nos connaissances vont vers le gigantisme, vers l'étoile la plus haute, à 13 ou à 14 milliards d’années-lumière.

Mais, en sens inverse, elles s’appliquent à la réalité la plus minuscule, la plus infime.

Entre ces deux extrémité, il est indispensable que chaque individu soit davantage lui-même et davantage en relation avec un maximum de gens, avec le maximum d'originalité et avec le maximum d'accompagnement et d’harmonie des uns par les autres, au sens que souhaitait le philosophe Leibniz.

Il n’y aura pas, je le dis par rapport à l'Europe, il n'y aura pas plus d'Europe, s'il n'y a pas davantage de spécificités propre à l'Italie, à l'Espagne, au Portugal, à l'Angleterre, à la France. Il n'y aura pas davantage de spécificités. s'il n'y a pas davantage dans leurs régions respectives de spécificités régionales qui apportent une richesse locale, sur-enrichissant, complétant I'enrichissement de la réalité nationale. Et il n'y aura pas dans les régions, de réalité profonde, si chaque individu ne devient pas personnellement, d’une manière originale, lui-même dans sa différence radicale telle que la biologie, telle que les recherches sur I' ADN nous la montrent.

C'est-à-dire que chacun est rigoureusement différent des autres et que nous avons besoin de cette différence dans I'univers nouveau qui apparaît, dans sa conception elle-même baroque, fertile avec une fantastique virtuosité. De tous les cotés, les actions humaines se rencontrent, s'entrelacent, se courbent, se contre-courbent, se bouclent, en « feed-back ». Toutes les choses à chaque instant viennent interférer en sorte que les observateurs sont saisis dans leurs idées claires, dans lesquelles il n'y a plus de séparation. Et on s'aperçoit, au même temps, de la manière dont malgré les différences, les humains se raccordent aux animaux et les animaux aux végétaux : dans la différence assumée et non pas dans I'extinction de cette différence.

Egalement dans sa différence, chaque individu est en interaction positive avec tous les humains, y compris avec ceux que nous avons taxés d'handicapés ou de personnes en difficulté, et que mes amis brésiliens -je ne sais pas ce qu’il en est au Mexique- n'appellent pas enfant ou adulte « handicapé », mais nomment enfant ou adulte exceptionnel. Ce sont des gens exceptionnels pour la société.

Personnellement, j’ai été surpris lors de mes premières misions à la demande du gouvernement brésilien dans les années 70-73. Entrant dans un grand amphithéâtre, à Sao Paolo, de constater que 10% des sièges étaient munis d’une tablette pour les gauchers, alors qu'en France, cela n'existait pas.

J’exposais encore récemment, mon admiration pour ce sentiment d'exceptionnel accordé aux handicapés devant mille personnes, qui assistaient au congrès d’une association, en France, qui est devenue internationale, et qui est l'Association des réseaux d'Echange Réciproque de Savoirs, je ne sais pas si vous la connaissez. Dans un de ces réseaux, toute personne peut demander des savoirs sur le sujet qui I'intéresse et on cherche à lui trouver quelqu'un qui va le lui apporter, I'aider à acquérir ces savoirs, I'accompagner dans la recherche pour ses travaux. Mais en sens inverse, elle doit indiquer ce qu'elle fournira comme savoirs à une personne qui ne sera pas la même que celle dont elle recevra ce qu'elle souhaite.

Elle peut dire : « Je lui apprendrai à faire une salade originale, ou à faire un plat ; je lui apprendrai à dessiner quelque chose ou je lui apprendrai comment arranger un moteur de motocyclette ou de voiture ». Chacun a toujours quelque chose à apporter et on lui trouvera la personne à qui elle va pouvoir apporter ce qu'elle propose. C'est donc bien, un échange « réciproque » de savoirs. J'ai besoin de savoirs mais j'offre des savoirs. Tout le monde a quelque chose à transmettre ; même les enfants ont quelque chose, ont des savoirs à nous apporter, ont des idées intéressantes, ont des façons originales de voir les choses. Et donc, cette réalité « d'échange réciproque de savoirs » est une traduction, un peu idéale, mais déjà concrète, de ce que la mondialisation doit réaliser pour répondre aux besoins de tous.

On ne peut ni on ne doit supporter I'idée que la mondialisation pourrait faire semblant d'ignorer des idées, des peuples, des individus et les moindres des individus, même au cœur de la société la plus développée.

Nous avons besoin de gagner la bataille culturelle de la mondialisation qui doit rééquilibrer l’aspect de la mondialisation uniquement placé au ras de la civilisation matérielle : c'est-à-dire, au ras des échanges économiques et des initiations multiples. C'est I'élan d'une originalité culturelle, créative, esthétique, éthique, qui doit se manifester effectivement, pleine d'enthousiasme, pleine de réalité créative. Et donc, je fais ce détour, que je fais souvent, pour dire d'abord que nous vivons dans une époque magnifique et qu'il faut le dire aux jeunes générations. Oui, il faut le dire, cette époque offre de plus en plus, à chacun, de moyens de s'ouvrir à des connaissances, de rechercher, d'entrer en dialogue avec des personnes par e-mail ou par des messages multiples tout le temps, de tous les côtés. Il y a un symbolisme, comme je le disais, opératoire, mais aussi pratique, créateur, de vos cybercafés, dans la mesure où, justement, les gens vont s’apercevoir grâce à vous, qu'ils peuvent entrer en communication avec des gens au bout du monde ou tout près. Nous sommes seulement au début d’une ère nouvelle : on entrera en communication avec I'écran mais on verra aussi des personnes sur I'écran, de plus en plus. Peut-être qu'un jour, on arrivera à faire des prises de vues multiples au laser, sur des personnes qui pourront être transférées non plus sur deux dimensions, mais sur 3 dimensions, vers d'autres endroits, où elles paraîtront être présentes physiquement. Donc, I'état signifiant des changements par Internet, marque la sortie d'un univers trop littéral, trop enfermé dans des livres, des bibliothèques et des universités ou des établissements d’enseignement. C'est un monde d'interférence et d'interactions qui se construit beaucoup : offrant beaucoup plus de facilités, plus de généralité, et beaucoup plus d’originalité même.

Il rend possibles des relations beaucoup plus variées, plus diversifiées et cependant en complémentarité réciproque, avec une exigence  de réciprocité  de plus en plus forte, de plus en plus riche.

 

Quel est le rôle de l'école, des institutions ?

L'école,  reste encore, un  peu, mais de tous cotés, statique, pour l´ensemble  de ses représentants, que se soient, d'ailleurs, les directeurs, les professeurs, les élèves ou les familles, tous  sont  anxieux de savoir comment ils vont se rassembler, pour évoluer, c'est sûr. Alors, je ne crois pas aux transformations, en  tout ou rien, brutales, brusques, comme des révolutions ; ça ne conduit jamais loin. L’histoire nous montre qu´on a perdu beaucoup de temps, quand on est allé trop vite. Car la  démocratie, la culture  sont des réalités progressives, ce sont de réalités  où on  avance pas à pas. On progresse  sans bousculer ; de même que dans la relation d'enseignement, il ne s'agit pas de bousculer les élèves et je me suis souvent plaint à I'inspection générale de ce que trop souvent nous avons, en France, une pédagogie de I'impatience, au lieu d´avoir, au contraire, une pédagogie de I'accompagnement qui va beaucoup plus loin. Parce que, comme le disait Rousseau au XVllle siècle, « II faut savoir perdre du temps, pour en gagner » et c'est une vérité, en général, non pas seulement pour la démocratie dans I'éducation, dans la culture mais aussi très souvent pour les opérations pratiques.

Ce qu'on peut dire, c'est que les écoles sont dans une certaine crainte de leur transformation, de leur mutation et qu'il faut qu'elles deviennent beaucoup plus souples. Ce n'est pas pour rien, d’abord qu'effectivement, les moyens cybernétiques, les moyens informatiques ou de computation se développent. On voit bien que le matériel audiovisuel qui était très coûteux devient de plus en plus abordable à de prix raisonnables, donc diffusables sur des fractions

 de plus en plus importantes de populations et de pays. Donc là-dessus, il y aura des possibilités techniques très étendues à utiliser. Et on voit très bien, d'ailleurs, ce qui se passe. Les jeunes générations de I'âge de 5, 6 ou 7 ans dans nos pays, des enfants sont tout à fait à I'aise avec les ordinateurs, les jeux de toutes natures et ils savent très bien dépanner des adultes qui ont des difficultés en informatique. C'est classique. Je le vois avec mes petits-enfants, d'une manière évidente et je m’en réjouis. En même temps, cela renverse les choses. On ne peut plus faire une séparation absolue entre générations et rôles, en imaginant que les adultes sont toujours supérieurs aux enfants. Il y a une entraide intergénérationnelle possible ; il y a des relations nouvelles, il y a des coopérations nouvelles possibles. La grande mutation, pour moi, pour laquelle je me bats depuis plus de 50 ans, c'est que I'école devienne une école de coopération entre élèves et enseignants, reposant sur l'attention, la régulation, I'animation des adultes et en même temps établissant ente les élèves des dialogues multiples, avec des co-créations, des co-évaluation des résultats, des erreurs et des progrès, estimés avec de plus en plus de solidarité. Car on apprend ensemble, et on ne peut pas apprendre tout seul ; et on apprend suivant des chemins différents et avec des voies et avec des choix, des options, qui permettent de plus en plus aux personnalités juvéniles de se différencier.

Nous nous sommes battus, avec nos amis et Michel Bernard, pour  « la pédagogie différenciée » en France ; pour une pédagogie, à la fois différenciée au niveau de la variété de ce que fait I'enseignant vis à vis de la classe, et des petits groupes d'élèves qu'il organise. Et d'autre part, différenciée, au niveau des établissements scolaires avec des rencontres, des organisations différentes. Les élèves ne sont pas obligés d'être tout le temps enfermés dans la même classe ; il faut, ce que font nos amis américains, leur permettre des options après lesquelles ils se retrouvent tous les 3 mois avec des variétés d’autres options possibles. Il importe à I'heure actuelle d’enrichir I'organisation des établissements scolaires aussi bien que le travail de chaque enseignant, en coopération avec ses collègues. Et il convient de mettre en œuvre de manière de plus en plus importante, tous les moyens informatiques, audiovisuels, multiples avec des liens entre établissements. Je I'ai déjà vu, il y a une quinzaine d'années, pour des élèves de 10 à 11 ans, pas plus, dans le Midi de la France, à Nice, avec un professeur, un instituteur qui les avait formés à apprendre quelques éléments d'anglais, et qui les mettait en relation, par I'informatique, avec des élèves écossais. Ainsi des petits français, de la région de Nice, pouvaient dialoguer avec le bout d'anglais, qu’ils commençaient à apprendre, avec des écossais de leur âge à 2000 Km de distance. Il y a ainsi des possibilités techniques de mise en relation, de mise en contact, de mise non pas en compétition négative mais en émulation créatrice, en émulation de soutien réciproque, des jeunes, étrangers les uns aux autres mais reliés en confiance, en espérance, en humanisme.

Sans doute, nous savons bien que I'informatique peut être détournée pour et par des actes pervers, mais nous savons aussi que, comme toujours dans les grandes crises des civilisations, pour chaque « hélice » de création, de rencontre, de reliance, il y a une « hélice » de destruction, de dégâts. Mais si ces deux hélices sont associées l’une à l’autre, I'hélice positive, l’hélice d’efflorescence, de création I'emporte toujours ; autrement, on n’existerait plus si la positive ne l'avait pas emporté sur la négative. On le voit bien dans toutes les formes d'expansion, de création d’empires avec leurs conséquences négatives notamment dans la conquête des pays et leur colonisation, et en même temps avec les aspects positifs de création de mille rencontres de personnes à l’échelle mondiale. Là encore, les écoles doivent enseigner aux jeunes que nous vivons une époque magnifique, une époque graduelle de créations, de civilisation humanisant le réel, et encore développant une culture néo baroque, donc absolument créatrice, fabuleuse et pleine de vitalité et d’espérances.

Dès qu’il apparaît qu'il y aurait des difficultés, on prend ces difficultés en main et on travaille avec, car on ne peut pas se décourager.

 

Comment peut-on faire pour ne pas tomber dans le maniérisme ? C'est-à-dire comment rester dans le baroque créateur ? Vous avez parlé de l'élément populaire…

 

Oui, je crois là encore, que le problème de la reliance est qu'il faut relier non seulement les individus à la Nature, dans le respect de la Nature comme dans le respect des autres personnes, mais qu’il faut les relier aussi à ce qu'il y a de simplicité potentielle, créatrice, dans la réalité populaire, dans la réalité des rencontres avec les forces les plus profondes, les plus candides ; je crois que c'est cela, qui peut éviter le maniérisme. Il faut que se soit une certaine force directe qui apparaisse. Ce n'est pas simplement une certaine manifestation d’élégance : de la prestance, oui, mais à partir de la force, de la vigueur, d'abord. J'ajoute que pour être en bonne relation avec notre époque créatrice et baroque, il est indispensable d'avoir de I'humour. Tout le monde devrait vivre dans I'humour du Christ, tel qu’il apparaît  dans les évangiles et par lequel, on comprend mieux beaucoup de choses, si on fait  attention à la façon dont le Christ, justement, parle dans son milieu juif, ou I'humour est habituel et fait partie d'un mode de vie et d'une façon d’être.

Et donc, à cet égard, on s'aperçoit que I'humour, ce n'est pas simplement l'excentrisme. L'humour est quelque chose de très profond, qui invite à aller toujours au-delà de ce qui est dit…il y a beaucoup de choses qui sont dites,  bien sûr, dans les  évangiles.  Par l’humour, les choses, à chaque instant, ne sont pas durcies,  absolutisées ; il y a un refus d’absolutiser les choses, de les fétichiser.  Quand les idées commencent à se durcir, à devenir extrêmes, ... elles doivent être inversées pour empêcher I'inertie de leur extension et de leur affirmation qui s’auto refermerait, au lieu de s’ouvrir en respect de la réalité. Et je pense, à cet égard, à ce qu’a apporté aussi un auteur d'inspiration hispanique profonde qui est Francisco Varela, avec  cette notion de « clôture opérationnelle » et de « couplage structurel ».  Il faut que les organismes pour exister, se ferment, et ne soient pas n'importe quoi. Oui, mais en même temps qu’il y a cette « clôture opérationnelle », il y a la réalité complémentaire d'une relation de « couplage » à I'extérieur, par laquelle l’organisme se « structure » et se nourrit pour subsister, grâce au monde extérieur.

Il y a donc à la fois fermeture et ouverture. Et là, on retrouve le phénomène de I'humour, qui est d'un côté et de I'autre, qui évite d'aller trop loin et qui dit plus, en disant apparemment moins, et qui effectivement réalise une disposition d’esprit dans laquelle on voit bien que la vie n’est pas facile -on voit bien qu’il y a du mal- mais, on ne va pas passer son temps à s'attrister, à déplorer. Il faut plutôt essayer de se dire « On va trouver des solutions, on va aller ensemble, on va être solidaire, on va se développer et surtout, on va développer I'originalité de sa pensée. » Il importe  de sentir, de voir, de communiquer y compris avec des sujets handicapés. C’est un des symbolismes profonds et signifiant de notre époque que des personnes puissent être réduites au point de n’avoir aucune capacité de s'exprimer autrement que par des battements de cils, comme c'est le cas d'un des grands astrophysiciens modernes. Stephen Hawking, en effet, est complètement paralysé mais on a réussi, à partir d'appareillages complexes,  basés sur I'informatique et surtout sur ce qui est numérisable, à faire qu'il puisse communiquer et produire des pensées auxquelles on fait attention. Car c'est important ce que dit notre ami Stephan Hawking, qui a occupé à Cambridge la chaire où Newton s'est assis. Justement, c'est symbolique, non pas que ce soit par Hawking, mais parce que toute personne mérite que nous nous intéressions à sa pensée, que nous l’aidions  à s'exprimer et à faire en sorte que son message soit le plus original, et que ce qu’il nous apporte nous importe. Effectivement, ce sont le genre de choses qui font que, alors que j'ai I'air de parler à un niveau maximum, à un niveau « méga », soit en même temps, paradoxalement, vrai au niveau le plus simple et qu'une personne si apparemment soit-elle en difficulté -comme nous le sommes tous plus ou moins- soit cependant importante pour le monde entier. De même, nous n'allons pas mépriser ou chicaner une partie de nos organes, ou même une partie de nos cellules et même de nos électrons, parce que si on le faisait, il en surgirait des conséquences néfastes. On a besoin que tous les éléments qui constituent notre organisme fonctionnent ensemble et si l'un d'entre eux ne va pas très bien, alors on est alerté, on fait quelque chose et on s'intéresse a lui. C'est la santé et la  biologie.

Vous allez voir que nous allons vivre dans une époque de biologisation accrue : c'est la biologisation de concepts, c'est la biologisation de conception, de théorie, de la pratique. Ce monde, c'est exacerbant, c'est extraordinaire, justement, pour moi et avec mon ami Edgar Morin, c'est une vision optimiste, bien sûr. Mais à quoi ça sert le pessimisme ? C'est de I'antihumanisme. A quoi ça sert de pleurer ...? Ce sont le courage et la résistance qui valent quelque chose et qui font I'humanisme.

II y a un livre que j'aime beaucoup, qui est le livre d'Eugenio D'ors, Lo barroco, Du baroque en français. Je I'ai lu en français, mais il existe bien sûr en espagnol c'est un des grands livres. D'ors est un grand philosophe espagnol, un des très grands et on I'aime beaucoup en France.

II y est venu souvent, et il a écrit un très bon livre sur le baroque, donc vous avez là une richesse de pensée qui reste une de mes préférés. En même temps, il a formulé une théorie que j'ai beaucoup aimée et adoptée. Pour lui, le baroque n'est pas une réalité philosophique, esthétique, sociologique, économique, qui serai bloquée historiquement dans une période de I'histoire. Mais c'est une réalité qui revient périodiquement. Il y a des civilisations de caractère baroque et des civilisations de caractère classique, et elles s'alternent.

Car une civilisation de caractère classique, à un moment donné, devient rigide : elle devient académique, alors, à ce moment là, il faut qu'elle soit secouée, qu'elle ait un coup de balancier, la ramenant vers I'effervescence baroque. Celle-ci, au début, était n'importe quoi et puis elle offre bientôt une richesse formidable. Mais, ce style, cet « Eon » baroque, lui-même, à un moment donné, a tendance à perdre sa vitalité, sa vigueur et il devient alors, beaucoup plus tenté par quelque sorte de maniérisme : du moins, il a perdu de sa force et par la suite il est devenu vulnérable, il doit céder à un travail de retour  d'oscillation vers, à nouveau, une épuration, une rigueur, un « éon » classique. Et ainsi de suite, de ce balancement culturel, que je suis en train d'étudier, justement. En tout cas le livre d'Eugenio D'ors se trouve chez Gallimard ; il contient des illustrations, en particulier, par rapport à l’Espagne et au Portugal, par rapport à  l'Autriche.

 

Qu'est-ce que c'est I' éon ?

 

C'est une notion de l’école d’Alexandre à la fois philosophique, métaphysique et cependant temporelle, ayant « en quelque sorte une histoire » dit Eugenio D’Ors.

 

Quand j'étais avec M. Bernard, il a  cherché sur le baroque. Il m'a montré sur une encyclopédie et il m'a dit que c'était un thème intéressant, que personne n'avait travaillé sur la formation baroque. Mais il a fait une remarque en regardant la belle image de  Sainte Thérèse, « c’est  tout à fait différent de ce  que l'on peut voir ou Mexique ». II a marqué une différence. ..

 

Effectivement, apparemment ici c'est plus baroque, parce que vous n'avez pas un pilier de forme unifiée, vous avez un pilier en plusieurs morceaux à I'intérieur, vous en avez d'autres qui sont courbées, qui sont torses, comme ça et vous avez des variétés et vous avez aussi I'humour.

L'humour de notre ami Eugenio D'ors c'est, dit-il, que I'art baroque est I'art « des formes qui s'envolent » et que I'art classique « c'est I'art des formes qui pèsent », qui immobilisent, qui reposent. Dans le baroque s’exprime le besoin d'aller le plus haut possible, de tournoyer, et de monter en arborescences, de pointiller, de ponctuer I'espace et vous avez, en même temps, avec ces formes multiples et variés, un aspect illustratif contrasté, car il y a la recherche du maximum de contraste dans le baroque au lieu de l’uniformité classique.

Parmi tout ce que montre le style baroque, il y a tous ces anges. Pour quoi il y a tous ces anges ? II n'y a pas d'anges dans le classique. Tous ces anges, créent un espace d'appel, de suspension et puis de présence d'innombrables, tout autour de la réalité, qui ne reste plus fermée, rigide ; elle est énergisée par tous les anges.

N’en déplaise à l’historien Victor Tapie, dont l’œuvre sur le baroque est solide, même s’il ne veut pas qu'on sorte le baroque du XVII-XVlll siècle, pour aucune raison.

 

Je pense que le baroque est la synthèse de I'intuition plutôt que celle de  la logique

 

C'est vrai, le baroque est plus sentimental, plus intégratif du sentiment que du rationnel, de la langue, du social, etc. Il est plus intégratif, il est plus dans la « reliance » ..., en même temps, quand il y a un phénomène baroque, c’est une vitalité qui s'exprime, de plus en plus, en antagonisme par rapport à une discrétion, une distinction. N'oubliez pas qu'un de nos auteurs a osé employer, pour titre d’un de ses livres « la distinction » ; et la distinction, c'est du classique et c'est vraiment français.

Car l’esprit français n'aime pas le baroque, de même qu'il n'aime pas l'humour. Ce n'est pas pour rien qu'on a pris le mot latin, "humor", qui est devenu en français humeur, a passé La Manche en allant vers l’Angleterre et de là est revenu avec un accent particulier qui fait dire « humour » et nous l'avons repris, mais en le regardant avec méfiance. Le français n'aime pas I'humour et il n'aime pas le baroque. Voilà le témoignage qui cela fut évident au moment même d'une époque indiscutablement baroque.

Louis XIV, en effet, a fait construire son château de Versailles, dans des conditions telles que dans l’intérieur, oui, tout est fondamentalement baroque. C’est vrai. Il y a des anges qui se retournent dans tous les coins ; il n’y a plus des structures régulières et  droites mais des réalités irrégulières et courbes ; il y a, en même temps, dans la Galerie des glaces, des jeux de miroirs de tous les côtés assurant des effets baroques. Mais tous ces effets sont cachés derrière I'architecture classique du château. On se permet du baroque, à condition que cela soit caché.

Et dans Paris, vous avez vu beaucoup de monuments baroques. à un moment donné, l’extension du Louvre se discutait au temps de Louis XIV et devait être, avant de devenir triste et classique, un monument fait par un des grands créateurs des grands monuments romains baroques. Et si vous regardez les monuments français, vous verrez que le nombre de monuments baroques en France est faible par rapport à ceux de la Suisse, à ceux du Portugal (avec le manuelisme), à ceux de l'Espagne, de Prague, de l'Italie, de I' Allemagne et même d'Angleterre malgré « la distinction » un peu, anglaise. Je pense à une cathédrale à 200 Km au nord de Londres, à Norwich : cette cathédrale est d’époque romane ; elle devrait donc avoir I'aspect relativement roman, de caractère classique, avec un espace de révérence, où il y a des surfaces amples, dont tous les piliers devraient être simples .En fait, ils sont faits de morceaux de piliers de lignes qui se lancent vers Ie ciel : ainsi, il y a déjà le baroque dans le Roman du XIle siècle et du XlIIe siècle de ce grand pays.

Le tempérament français n'est pas très sensible au baroque : ce n'est pas pour rien que tout ce qui est important est réputé classique, ce n'est pas pour rien qu'il y a eu une violente querelle au XIXe  contre le Romantisme. Celui-ci est une forme de baroque dans la littérature française : et ce n’est pas pour rien qu'il y a eu la fameuse querelle à propos de Victor Hugo et de sa pièce Hernani. Ce n'est pas pour rien qu'il y a eu des querelles scolaires parce qu'on ne voulait pas, dans les programmes en France, enseigner le romantisme ; ce n'est pas pour rien qu'on a rejeté le surréalisme, et qu'il y a eu à chaque instant des batailles d’Anciens et de Modernes.

La tendance à privilégier des conceptions logiques, « carrées », régulières, ont longtemps dominé en France sur les tendances exubérantes, foisonnantes, et irrégulières. Ce fut donc une difficulté mais, vers le dernier tiers du XXe siècle, il y a eu un renversement des tendances très caractéristique avec, ce qu'on a appelé la « post-modernité ». C'était alors, justement, la possibilité d'admettre une architecture dans laquelle il n'y ait plus simplement des lignes droites et une dominante d’horizontalité. Dans les édifices postmodernes ou actuels on ne met plus de toits horizontaux mais on place des toits en pente. Il suffit de voir dans les lycées récents, dans les établissements publics, qui ont été construits dans la région parisienne et ailleurs. Ce n'est pas du tout la régularité académique, pseudo classique au moins, qui aurait permis aux gens de croire, encore, qu'on est dans une civilisation de caractère classique. Dans les nouveaux lycées français, il y a des endroits de structures différentes ;  il y a des passerelles multiples, des directions diverses dans les perspectives, tout un ensemble de dispositions, qui permettent d´éviter la régularité, qui rompent la monotonie, qui assurent la manifestation de la variété, la valorisation de différences ; et c'est général. Je pense à un autre exemple à Besançon, où j'étais absolument surpris de voir un lycée, pour des gens de 16 à 20 ans, construit verticalement, avec donc des ascenseurs pour que les élèves puissent aller travailler, alors, qu'au début, les structures lycéennes ont été toujours horizontales.

La salle d'assemblée et le théâtre étaient au huitième étage et nous y allions avec le proviseur de I'établissement et le recteur de I'académie. Là encore, on  trouvait des lignes contrastées, de formes qui sortent de ce qui paraît raisonnable, de ce qui paraît tranquille. C’est-à-dire qu’on se trouvait dans un décor à l’opposé du classique où les surfaces paraissent géométriquement carrées, avec des lignes droites, pas de courbes : c’est-à-dire, avec un rejet radical de la nature. A l’inverse I'architecture post-moderne présente une modernité dans laquelle les courbes reflètent des variétés et réapparaissent au maximum en prolifération.

 

Quand on parle des nouvelles technologies, on dit que le tiers monde est dans la fracture numérique, c'est-à-dire, qu’il est hors de la compétition. Je pense que le problème c'est que la mondialisation est dans la compétition, comme vous le disiez, il ne faut pas la laisser de côté, mais essayer de trouver le côté créatif : comment ?

 

On a plusieurs exemples, c'est vrai, d’une tendance de facilité et d’une pratique classique de la compétition, oui, mais rien n'empêche de constater qu'on a aussi des exemples récents où, par rapport à une mondialisation qui a I'air de mépriser les uns et les autres et de bousculer tout le monde, il y a une créativité de solidarité. Quand il y a eu le tsunami, s’est manifesté, en effet un effort mondial de générosité pour secourir ces pays qui on perdu près de 300.000 personnes ; cela a été un phénomène historique. Ce n’est pas seulement de la compétition qui se joue, il y a aussi les sentiments d'une solidarité et d'une générosité interhumaines, mondialisées. Et il faut que la compétition soit non pas une compétition belliqueuse et destructrice de I'autre, mais une manière d'être en rivalité créatrice, une manière de réaliser une élitisation créatrice réciproque ; on tâche de faire mieux et on se pousse à faire mieux… Et quand quelqu'un réussit, on lui tire son chapeau, on le reconnaît. Et ce sera de plus en plus fort et utile avec 1 milliard 300 millions de chinois qui commencent à s'éveiller. On va bien voir ce qui commence à donner des résultats de fécondité partagée avec eux, cela sera une stimulation réciproque. Comment, cependant, arriver à faire une compétition équilibrée avec eux alors que pour eux, à I'instant, leur travail ne vaut presque rien ? Comment arriver à faire que le travail soit solidaire pour tout le monde, en France et ailleurs qu’en France, qu’il ne soit pas cassé parce qu'on pourrait brutalement délocaliser des usines et renvoyer tout travailleur à cause de son âge ou de son usure ? Il y aura des obstacles effectivement devant nous, et des modèles américains d'une certaine brutalité de compétition : mais il y a aussi des exemples de traitements solidaires, ne serait-ce que celui des personnes âgées qui vont dans des universités inter âges dans lesquelles, justement, elles se mettent à reprendre des études qu’elles avaient abandonnées il y a 10, 15, 20, 30, 50 ans plus tôt, car on ne peut plus, comme autrefois dans un monde classique, penser qu’entre 6 ans ou 7 ans et 22 ans on pourrait avoir achevé sa formation pour toute la vie et avoir rassemblé son compte invariable de connaissances. Il faut apprendre sans cesse, et alterner des temps de travail et des temps de formation. La formation, pour les êtres humains, de plus en plus, c’est la vie, et pour toute la vie !



N.d.t.: EZLN: Armée zapatiste de Libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación National): il s’agit d’un mouvement indigéniste de la région de Chiapas, et qui est très populaire chez les jeunes qui se considèrent « contestataires ».



[i] Se dit d'une écriture romaine en capitales arrondies de grande dimension, souvent réservée aux têtes de chapitre. Le Robert