Que faire des
universités ?
Bayard, 2002
Avant-propos
Une autre philosophie de l'université
L'institution universitaire est née au XIIIe siècle sous la forme d'une « corporation réunissant des maîtres et des disciples » (universitas magistrorum atque scholarium) sous l'autorité de l'Église. Dans cette naissance, la volonté de favoriser la défense d'intérêts communs et de conquérir des privilèges joua certes un rôle important. Ceux qu'on désigna bientôt comme les « manieurs de livres » étaient animés également par un certain nombre d'autres convictions. Les plus importantes furent relatives au savoir, aux conditions de sa production comme de son apprentissage. Elles consistèrent notamment à estimer souhaitable que la formation des futures élites au savoir de haut niveau pût coïncider, dans les facultés de théologie, de droit et de médecine, avec une production de ce savoir lui-même: les enseignants seraient aussi des savants oeuvrant à édifier un savoir d'autant plus aisé à transmettre qu'ils en seraient les auteurs, ou qu'ils seraient les acteurs de son renouvellement. D'autre part, la conscience d'une unité des connaissances présida à une organisation enracinant les trois facultés supérieures dans un tronc commun constitué par la faculté des arts: issus des découpages romains de l'enseignement, les « arts libéraux » (grammaire, dialectique ou art de raisonner, rhétorique ou art de parler et d'écrire, arithmétique, astronomie, géométrie, musique) apparurent alors définir les contours d'une première formation indispensable pour donner aux futurs clercs les bases communes de leurs savoirs.
Ce lien entre la représentation du savoir et l'organisation universitaire dicta durablement les transformations de celle-ci. Quand, chez les Modernes, l'institution se réinterpréta sur des bases laïcisées, le projet d'une totalisation systématique des connaissances (universitas scientiarum), motivé philosophiquement, puis assumé politiquement, guida sa restructuration: symbolisé en 1807 par la création de l'université de Berlin, le modèle allemand qui façonna et fascina la conscience académique durant un siècle et demi fut l'incarnation directe de cette foi en l'unité du savoir.
À travers les virages qui ont scandé son devenir, l'université ne cessa ainsi de requérir, du plus loin de son histoire, une vaste et profonde réflexion des savoirs sur eux-mêmes. Cette constante doit être prise au sérieux: par sa conception, par les finalités qu'elle se donne, par l'organisation qu'elle adopte, l'université réclame de ses responsables et de ses acteurs, à chaque époque, unevision claire des conditions de production et de progression de ces savoirs, ainsi que de la façon dont ils s'articulent les uns aux autres.
Parmi les facteurs susceptibles de lui permettre de rester fidèle à l'idée qui anima sa création, l'université ne saurait pas davantage faire l'économie d'une conscience aiguisée des modalités selon lesquelles le savoir qu'elle transmet tout en le produisant peut venir s'insérer dans l'esprit d'un temps. Si le destin des savoirs est, à la faveur de leur renouvellement, de contribuer à structurer et à restructurer sans cesse le rapport vécu que la conscience humaine entretient avec le monde et avec elle-même, le lieu qui tente de faire coïncider la production de la connaissance et sa transmission ne peut qu'intégrer à son fonctionnement le souci de l'insertion des savoirs au sein de l'époque. Sauf à céder à un corporatisme dont la menace n'est pas toujours écartée avec la vigueur requise, la production et la transmission universitaires des savoirs ne sauraient avoir pour fin ultime la perpétuation du corps de ceux qui s'en acquittent: au-delà de la formation des futurs savants, la transmission du savoir de haut niveau à un public plus large que celui des savants d'aujourd'hui et de demain ouvre sur un processus complexe, par lequel ce savoir devient culture. En ce sens, il ne serait pas concevable que l'université ne s'interroge pas résolument sur les conditions de ce devenir-culture qui constitue sans doute le service le plus important qu'elle puisse rendre, et elle seule, au savoir.
Toutes ces questions, inscrites dans l'idée même de l'université, convoquent, certes avec d'autres, le philosophe. Au demeurant celui-ci n'a-t-il pas manqué, de Kant à Heidegger, de Humboldt à Habermas, de Fichte ou Schelling à Louis Liard, à Georges Gusdorf, ou à Karl Jaspers, de se croire régulièrement concerné, pour le meilleur ou pour le pire, par cette convocation. Rien ne contraint à considérer que cette tradition doive mourir. C'est pour moi une énigme que de constater à quel point, depuis plus de trente ans, les philosophes croient devoir, pour la plupart, observer sur l'université un quasi-silence dont ils n'ont pourtant aucune raison de s'enorgueillir, et qui ne plaide pas pour la vigueur de leur discipline1.
Sans doute les philosophies qui avaient accompagné et quelquefois guidé les transformations modernes de l'université l'idéalisme au début du XIXe siècle en Allemagne, le positivisme à la fin de celui-ci en France) ne sauraient-elles plus éclairer ni orienter ses bouleversements contemporains. Il n'est nullement interdit pour autant au philosophe de prendre en compte lui-même, à partir de ce que sont devenues les déterminations contemporaines de la philosophie, les nouvelles questions de fond posées aujourd'hui par une université qui, après tout, reste son lieu, sinon exclusif, du moins le plus naturel d'exercice. Sauf à considérer que ces questions peuvent et doivent toutes être abandonnées aux experts, rien ne saurait le priver de s'interroger ici ès qualités et de se demander en particulier ce qu'il pourrait en être désormais d'une autre philosophie de l'université: une philosophie de l'université contemporaine, en même temps qu'une philosophie contemporaine de l'université2.
1. Je ne parviens pas à considérer que ce
quasi-silence soit vraiment rompu quand je vois Jacques Derrida réclamer pour l'université
« une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition, voire, plus
encore, le droit de dire publiquement tout ce qu'exigent une recherche, un
savoir et une pensée de la vérité » (L'université sans condition, Paris, Galilée, 2001). Personne, dans ces « États
de type démocratique » où Derrida situe le cadre de sa réflexion, ne met en
cause cette liberté ni ne conteste ce droit. Écrire, avec une émotion sans
doute sincère, que « l'université devrait être le lieu dans lequel rien n'est à
l'abri du questionnement, pas même la figure actuelle et déterminée de la
démocratie », c'est donc, je le crains, enfoncer une porte qui était grande
ouverte. Bien davantage s'agit-il désormais, si l'on entend prendre au sérieux
« la tourmente qui menace aujourd'hui l'université », d'apercevoir que c'est la
figure actuelle et déterminée de l'université elle-même qui ne peut plus rester
à l'abri du questionnement que fait surgir à son endroit la démocratie, non pas
certes la démocratie comme régime, mais la démocratie comme culture. Il est
vrai qu'il est autrement plus facile, pour le philosophe, de réaffirmer avec
solennité « l'indépendance de principe de l'université » et d'y repérer
un « lieu de résistance irrédentiste », ce qui ne mange pas de pain et
est même sympathique. On prendra donc un ton grand seigneur pour éviter de se
colleter avec les questions soulevées par les rapports entre savoirs
spécialisés et culture générale ou par la professionnalisation des études ‑
qu'il est si commode de « laisser en réserve, faute de temps ». Il
fallait certes beaucoup de temps pour établir doctement que « professer »,
c'est d'abord « s'engager par un acte de foi jurée » (profiteri), « engager une responsabilité librement déclarée », et pour assurer
sans rire que cette « profession de foi du professeur » doit donner lieu
« non seulement à l'exercice compétent d'un savoir en lequel on a foi »,
mais à des « oeuvres singulières » prenant en charge les « tâches de la
déconstruction ».
2. Ce bref ouvrage (qui prolonge et affine les perspectives
élaborées d'un point de vue plus historique dans Les révolutions de l'université. Essai sur la modernisation de la
culture, Paris, Calmann-Lévy, 1995) a été écrit parallèlement aux premières
étapes d'une mission dont j'ai été chargé par M. Jack Lang, ministre de
l'Éducation nationale, le 16 juillet 2001. Cette mission d'étude et de
proposition porte sur les « rapports entre savoirs et culture » dans les
formations universitaires: « Dans un contexte où les savoirs se spécialisent et
se complexifient sans cesse davantage, où la demande de professionnalisation se
fait toujours plus pressante, où la promotion de la culture générale devient
encore plus fondamentale, comment peut-on améliorer l'équilibre entre les
finalités de la formation universitaire, comment peut-on satisfaire en même
temps toutes ces exigences ? » L' enquête et la réflexion entreprises dans ce
cadre depuis juillet 2001 déboucheront sur un premier rapport d'étape remis au
ministre en mars 2002. On comprendra sans peine que les propositions les plus
techniques que je transmets au ministre en ce point du travail aient été
réservées pour ce rapport d'étape, qui contient également la partie la plus
documentaire du « bilan de la situation en France » qu'il m'était demandé de
dresser. Je tiens à remercier chaleureusement ici mes deux collaborateurs dans
cette mission, Ludivine Thiaw‑Po‑Une et Patrick Savidan, pour leur
aide aux tâches de documentation et leur participation à la réflexion en cours
qui trouvent aussi dans le présent essai un premier débouché.
Table des matières
·
Avant-propos:
Une autre philosophie de
l'université ................................................................. 7
·
1. Moderniser
les universités ................................... 13
·
2. État des
lieux ......................................................... 21
o Les universités et l'enseignement supérieur
22
o Une université ouverte .................................. 24
o Misère des universités ................................. 29
·
3. Un concept de
l'université ..................................... 37
o Les fonctions de l'université ......................... 38
o La crise du XVIIIe siècle .............................. 44
o Le modèle humboldtien ................................. 47
·
4. Oublier
Berlin ........................................................ 53
o Université et savoir ....................................... 54
o Vers un nouveau conflit des facultés ? 60
o Le débat allemand contemporain ............. 68
107
·
5. Le dualisme
français ............................................. 75
o L’essor des écoles ......................................... 76
o Pourquoi encore des universités ? ............ 81
·
6. Entre savoir
et culture, l’université ...................... 89
108